Le 21 mars dernier, pharma.be, l’Association Générale de l’Industrie du Médicament, et ses 140 entreprises-membres adoptaient, pour leurs relations avec les organisations de patients, un code de conduite basé sur l’indépendance, la transparence, la non-promotion des produits et la diversification des sponsors (www.pharma.be). Le but affiché de l’opération était d’établir des règles claires pour la collaboration entre deux acteurs de santé que pharma.be présentait comme “liés naturellement”, puisque l’un et l’autre “accordent une place centrale au patient”. “En travaillant avec les organisations de patients, précisait Tim De Kegel, secrétaire général de l’Association, l’industrie pharmaceutique est mieux apte à répondre aux besoins et aux préoccupations des patients grâce à la recherche et à l’innovation”.
Pas si convergents que ça
De la Fondation contre le Cancer à RaDiOrg en passant par la Ligue Alzheimer, de nombreuses associations ont salué cette “initiative louable”. Mais, pour Carine Serano, porte-parole de la LUSS (Ligue des Usagers des Services de Santé, organisation-coupole regroupant une centaine d’associations), elle ne doit pas faire oublier que “les firmes pharmaceutiques sont d’abord des entreprises commerciales, qui veulent faire du bénéfice, et qui considèrent le malade comme un consommateur plutôt que comme un patient. Bien que nous ayons été approchés par pharma.be, nous avons d’ailleurs refusé d’associer le nom de la LUSS à ce code de conduite”. Car, contrairement à ce que prétend pharma.be, pour qui “les intérêts de l’industrie et des associations convergent”, la première compte avant tout sur les secondes, dont l’importance dans le débat sur les soins de santé ne cesse de croître, pour augmenter ses ventes, obtenir le remboursement de nouveaux médicaments ou même faire adopter des lois de bioéthique. “Les associations de patients ont acquis un poids politique considérable, constate le généticien français Axel Kahn, bien connu pour ses réflexions sur les aspects éthiques de la médecine d’aujourd’hui, car elles agissent sur les décideurs via une force affective imparable: elles sont les porte-parole d’une partie de la population frappée par la malchance, et les hommes politiques passent pour des monstres s’ils restent insensibles à leurs appels.”
Stratégie
Les firmes l’ont si bien compris que, là où les associations manquent, elles en inventent. Un des cas les plus flagrants a été la création par la firme Biogen, en 1999, d’une association de patients exclusivement destinée à faire pression sur le National Health Service britannique pour obtenir le remboursement de l’interféron bêta — et donc de l’Avonex de Biogen — dans le traitement de la sclérose en plaques. Quant aux rapports des labos avec les organisations de patients, ils s’inscrivent dans une stratégie purement économique.
Ainsi, le cabinet de conseil à l’industrie pharmaceutique Pharmaclient propose “quelques suggestions pour réussir dans la relation avec les associations de patients”, parmi lesquelles “faire espérer sans faire rêver et satisfaire le besoin intense et continu d’informations” ou “coopérer adroitement pour que le principal objectif de l’association (la reconnaissance prioritaire de la maladie par le pouvoir politique, les médias, etc.) progresse”, mais aussi “préparer des solutions alternatives (groupe ad hoc), notamment en cas de dérive activiste”.
Pour les associations, le risque de se retrouver instrumentalisées n’est donc pas négligeable. “Elles le sont souvent à leur insu, dénonce Axel Kahn, parce que leurs responsables n’ont pas de raison de douter des bonnes intentions des firmes, qui disent vouloir mettre tout en oeuvre pour trouver une solution à leurs souffrances. Et elles apportent devant les décideurs des témoignages émouvants, bouleversants, car c’est bel et bien leur raison de vivre que de faire progresser les recherches pour leur mieux-être ou celui de leurs proches. Sous peine de perdre tout espoir…”
A malin malin et demi
La LUSS et son pendant flamand, la Vlaams Patiëntenplatform, qui refusent par principe le moindre euro venant des firmes, n’imposent-elles pas la même rigueur aux associations qu’elles regroupent? “Pas dans l’état actuel de la situation, admet Carine Serano. Nous qui avons la chance d’être subsidiés par les différents niveaux de pouvoir, nous ne pouvons pas faire semblant d’ignorer les difficultés financières de nos membres. Il ne faut d’ailleurs pas noircir le tableau: beaucoup d’associations restent farouchement indépendantes. Et d’autres réussissent à se faire sponsoriser sans perdre le contrôle, parce qu’elles n’oublient jamais qu’elles n’ont pas affaire à des philanthropes!”
C’est le cas de Stoma Ilco Bruxelles-Wallonie la Fédération Francophone des Personnes Stomisées de Belgique. “Un des buts de notre association est le libre choix du patient en matière d’appareillage, qui n’est que rarement respecté dans les hôpitaux, explique son président, Lucio Scanu. Mais, pour que chaque stomisé puisse se décider en connaissance de cause, nous devons mettre à sa disposition une série d’échantillons, avec 4 ou 5 poches par échantillon. Les stomisés étant plus de 14.000 en Belgique, les firmes sont notre seul recours! Mais nous ne leur donnons rien en échange: elles ne connaissent ni les noms ni les pathologies de nos membres et, quand ceux-ci ont fait leur choix, ils s’adressent tout simplement à leur bandagiste habituel.” La balle reste donc dans le camp du patient.
Quant aux publicités qui figurent sur le site de Stoma Ilco, “les firmes nous achètent des espaces publicitaires au prix normal des sites spécialisés, et le contenu de leurs messages est filtré par notre conseil d’administration, souligne Lucio Scanu. Nous ne nous laissons pas abuser par nos partenaires industriels: nous venons d’en exclure un qui prétendait organiser pour nos membres des visites de ses labos, avec repas et petits cadeaux. Mais nous refusons de souscrire à un discours naïf qui nous imposerait de rester loin de l’industrie, car la société ne fait pas de cadeaux aux malades chroniques! Nos relations avec les firmes peuvent paraître ambiguës, mais elles sont saines!”
Pourquoi si cher ?
Sans doute serait-il plus sain encore que les associations puissent se passer des firmes. “Mais, pour cela, il faudrait que les pouvoirs publics les reconnaissent et les subsidient, souligne Carine Serano. Elles le méritent, car elles sont devenues des acteurs-clés du système de santé, et beaucoup de patients leur doivent de retrouver une vie nouvelle. Mais, pour l’instant, seules les deux coupoles sont reconnues. Certaines associations sont subsidiées pour des projets particuliers, d’autres, comme l’Association Belge de Lutte contre la Mucoviscidose, ont la chance de récolter beaucoup de dons, mais la plupart manquent de fonds pour financer leurs actions!” Certains deals avec l’industrie semblent donc inévitables.
Mais la méfiance reste de rigueur, d’autant que des organisations de patients trop liées aux firmes pharmaceutiques risquent de jeter le discrédit sur l’ensemble du mouvement associatif. “Les firmes aiment à se présenter comme les alliées des patients contre le méchant Etat qui ne veut pas rembourser, remarque Carine Serano. Mais, ce qui améliorerait vraiment l’accès aux soins, ce n’est pas de mieux rembourser les médicaments, c’est-à-dire d’exiger davantage de la collectivité et donc, en finale, du patient lui-même, mais de les vendre moins cher au départ. Beaucoup de patients, et même d’associations, gobent innocemment les discours des firmes sur la nécessité de vendre les médicaments cher pour alimenter la recherche. Ce qu’ils ignorent, c’est qu’une firme comme Pfizer, aux Etats-Unis, ne dépense que 10% de son budget pour la recherche, contre 39% pour le marketing! La première question n’est donc pas “Pourquoi ce médicament n’est-il pas ou pas assez remboursé?” mais “Pourquoi ce médicament est-il si cher?” Et c’est aux firmes qu’elle doit être posée.”
Marie-Françoise Dispa - Equilibre, Décembre 2008